Le groupe Condé Nast a beau tirer son nom de son fondateur, qui a lancé la maison d’édition au début du XXème siècle, il pourrait aisément être rebaptisé "Si Newhouse Company". Si a commencé sa carrière avec une petite entreprise qui produisait une poignée de magazines (quatre aux États-Unis, deux en Grande-Bretagne, et deux en France), qu’il a ensuite considérablement développée pour atteindre de nouveaux sommets d’excellence et d’influence dans le monde de l’édition. On ne saurait dresser la liste exhaustive de ses accomplissements tant elle est longue. Il a redonné vie à Vogue, faisant de la publication un leader mondial et la marque de magazine la plus influente du monde. Il a ranimé Vanity Fair, qui est devenu un véritable phénomène de l’édition. Il a sauvé l’hebdomadaire The New Yorker lorsqu’il était sur le déclin. Il a fait l’acquisition de Gentlemen's Quarterly (GQ), qui est passé leader de marché. Il a lancé ou acquis des titres majeurs dans les domaines de la santé, des voyages, de l’architecture, de la beauté, et du sport. Et il a étendu les activités d’édition de l’organisation à travers le globe, passant ainsi de six pays à trente, et à plus de 140 magazines et 100 sites Web.
Vers la fin de sa carrière, lorsque les médias numériques sont arrivés sur le devant de la scène, il s’est aussi lancé dans cette aventure, en réinventant les marques de magazine sous forme numérique tout en maintenant les plus hautes normes de qualité éditoriale.
Si, comme tout le monde l’appelait, s’est consacré sans relâche et avec détermination à produire les meilleurs produits journalistiques. Et c’est à sa vision, couplée à un sens aigu des affaires, de la patience, et du courage, que Condé Nast doit aujourd’hui sa position de leader de l’industrie, l’admiration que lui vouent de nombreux auteurs, éditeurs, et photographes, mais aussi la reconnaissance de millions de lecteurs, même s’ils ne savaient pas qui se cachait derrière le magazine qu’ils tenaient entre leurs mains.
J’ai eu le plaisir et l’honneur de travailler pour lui et avec lui pendant 36 ans. Du fait que nous portons le même patronyme, beaucoup supposent qu’il était mon père ou mon oncle. En réalité, c’était un cousin germain bien plus âgé que moi ; mais notre relation s’apparentait à celle d’un oncle et d’un neveu, d’un mentor et de son protégé, et en fin de compte, de deux amis dévoués. Il m’a appris presque tout ce que je sais des affaires, et beaucoup de ce que je sais de la vie, et je l’aimais.
En tant que personne, c’était un homme modeste, à la voix douce et posée, et doté d’un excellent sens de l’ironie, y compris d’auto-dérision. Il se montrait toujours juste dans ses relations avec les gens. Il perdait rarement son sang-froid et n’élevait jamais la voix. Il traitait tout le monde, en haut ou bas de l’échelon, avec courtoisie. Il écoutait. Il était attentif. Il avait un sens aiguisé de l’esthétique, notamment visuelle, qui lui a valu de devenir un collectionneur d’art renommé. Et, comme s’il était équipé d’un GPS interne, il possédait un mystérieux sens de l’orientation – que ce soit dans les rues d’une ville inconnue ou dans les méandres d’un bureau, il ne se perdait jamais.
Pour ceux d’entre nous qui vivent et travaillent en Europe, le temps fort de l’année était cette chaude semaine du mois de mai pendant laquelle Si faisait le tour des bureaux d’Europe de l’Ouest, en commençant par Paris un lundi, puis en passant par Munich, Milan, Madrid, et enfin Londres. C’était une semaine intense quand je l’accompagnais du matin au soir. Si rencontrait des cadres et des rédacteurs en chef, avec lesquels nous discutions, débattions, spéculions, analysions, et échangions des informations. Il débarquait dans les bureaux vêtu d’un costume ample et froissé, lui donnant des allures de professeur d’université plutôt que de CEO. Il ne parlait pas de budget et ne brandissait ni feuilles de calcul ni statistiques. Mais son esprit pénétrant observait tout, et ses questions et remarques incessantes testaient et stimulaient ses interlocuteurs. Un processus qui, au bout du compte, a fait de nous de meilleurs professionnels et nous a davantage inspirés.
Je pourrais (mais je ne vais pas) écrire un livre entier sur ce qu’il était et ce qu’il a accompli. À la place, je vais partager avec vous un souvenir. Au début de l’année 1981, nous déjeunions dans son bureau (j’étais alors un stagiaire de 28 ans) quand il m’a raconté que Vanity Fair avait été publié par Condé Nast entre 1914 et 1936, avant d’être englouti par la Grande Dépression. Il m’a dit : "Relancer Vanity Fair a toujours été le rêve de cette entreprise." C’est le terme qu’il a utilisé – rêve. Voilà comment on pensait à cette époque ! Avant que n’arrivent le business plan, la stratégie marketing, et la mission d’entreprise, il y avait… un rêve. Si Newhouse était un rêveur, et il a fait de ces rêves une réalité.
Aujourd’hui, quand on demande aux jeunes ce qu’ils souhaitent faire de leur vie, ils répondent souvent : "Je veux changer le monde." Les jeunes d’autres époques n’exprimaient pas une telle assurance ni une telle ambition. Si Newhouse n’a pas grandi en pensant changer le monde. Mais il l’a fait. Et les mots que vous lisez en ce moment même en sont la preuve.
Nous, chez Condé Nast, qui sommes fiers de travailler dans l’organisation qu’il a bâtie, honorerons sa mémoire en poursuivant la mission à laquelle il a dédié sa vie – produire le meilleur pour vous.
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