A chaque Fashion Week, c’est le même rituel : un carnaval de surlooks évoquant, au choix, une kermesse à thème ou les journées portes ouvertes d’une école d’art. Faisant fi du bon goût partagé, les rédactrices de mode, créateurs, blogueurs, acheteurs ou attachés de presse – en somme tous ceux sur qui la planète mode s’appuie pour fonctionner –, revendiquent une silhouette décalée, haute en style et, le plus souvent, forte en couleurs et associations discutables. A l’image des chefs d'aujourd’hui exécutant avec dextérité une "fusion food" pour un résultat… bluffant, l’entre-soi modeux pousse à la surenchère, décuple l’outrance, parfois jusqu’au grotesque. Pour une rétine non avertie, ces empilements d’imprimés vifs, de talons baroques et autres accessoires pop tiennent plus de Disneyland que d’une expression du bon goût. Chez les insiders, ces propositions sont au contraire très bien vues voire encouragées. Tout comme un tableau de Picasso peut paraître enfantin à un public non averti, les looks d’apparence "WTF" demandent une réelle maîtrise. Cette manifestation stylistique a, évidemment, ses égéries, parmi lesquelles la styliste et muse australienne Catherine Baba. Installée à Paris, elle est connue pour provoquer des regards interloqués sur son passage : turbans en lurex, robes en satin drapé, fourrures imposantes ou encore cascades de colliers, le tout en plein jour… cette modeuse sans âge traverse les époques et les styles à sa convenance. On pense aussi à la journaliste et blogueuse anglaise Susie Lau, fan de couleurs et de tenues aux coupes improbables, ou à la rédactrice de mode italienne Anna Dello Russo, que les mini-robes fendues, imprimés criards ou total looks de créateurs tout frais sortis des podiums n’ont jamais effrayée. La meilleure incarnation de ces effets de style en vogue n’est autre que la maison italienne Gucci, dont chacune des collections signées du créateur Alessandro Michele est une parfaite palette de couleurs, d’imprimés et de matières taillées pour être vues… de loin.
ÊTRE SON PROPRE "MOOD BOARD"
Comment expliquer ces excès vestimentaires, qui semblent couler de source pour ceux qui évoluent dans la mode ? Elisabeth Prat, directrice du pôle mode du bureau de style Peclers, avance une explication : "Les gens créatifs, notamment les stylistes et designers, ont besoin d’expérimenter sur eux-mêmes leurs idées et propositions de looks, pour mieux les ressentir et les voir évoluer au quotidien." Clémence, styliste photo chevronnée, confirme : "Il n’est pas rare que les rédactrices de mode aient envie d’essayer les vêtements et accessoires sur elles avant de les mettre en scène dans une série mode, cela aide à mieux se projeter dans un univers." Une scénarisation stylistique qui devient, par la force des choses, leur réalité. Marie Dupin, directrice Axe Mode du bureau de tendances NellyRodi, va plus loin : "Ils deviennent peu à peu leur propre moodboard, leur premier terrain d’expression. De plus, sortir du lot par son allure démontre un esprit nonconformiste, qui coïncide avec le milieu de la mode." Si l’avènement des réseaux sociaux, Instagram en tête, a amplifié le phénomène, le fait de s’habiller de façon extravagante ne date pas des années 2010. Pour preuve, le gang évoluant autour d’Yves Saint Laurent dans les années 1970 : qu’ils s’appellent Jacques de Bascher, Loulou de La Falaise ou Betty Catroux, tous faisaient preuve d’une liberté et d’une inventivité stylistiques dont les secousses sismiques connaissent encore des répliques aujourd’hui.
SE DÉMARQUER POUR MIEUX SE VENDRE
"Souvent, lorsque l’on travaille dans la mode, on a envie que cela se voie, que cela se sache", souligne Clémence, styliste. L’allure comme cri de ralliement d’une tribu ? Sans aucun doute. Car la façon dont on s’habille dit beaucoup, si ce n’est tout, de nous. De plus, il ne faut pas oublier que la mode représente un secteur économique majeur : selon une étude du cabinet d’expertise Bain, le chiffre d’affaires du marché mondial du luxe s’élevait à 249 milliards d’euros en 2016. "C’est avant tout un business ! Travailler dans la mode implique donc de se vendre soi-même avant de pouvoir vendre ses créations. Et cela passe par l’allure en premier lieu", ajoute Marie Dupin chez NellyRodi. Pour dégommer la concurrence, il ne faut pas avoir froid aux yeux. Le phénomène exponentiel du street style a ainsi grandement contribué à cette surenchère. Avoir une allure "signature" concourt également à accroître sa notoriété. Peter Marino,architecte star des boutiques de luxe à travers le monde, a commencé à émerger lorsqu’il a quitté ses costumes trois pièces proprets pour revêtir sa désormais légendaire tenue de cuir aux accents gentiment SM. Quant à l’incontournable Karl Lagerfeld, il a fait de sa silhouette noire étriquée surmontée de son légendaire catogan et de ses lunettes noires une partie intégrante du logo de son label : "Il est devenu lui-même une marque grâce à son allure si reconnaissable, et c’est finalement très malin d’un point de vue marketing", commente Elisabeth Prat (Peclers). Car l’extravagance n’a pas le monopole du style reconnu et adoubé. Emmanuelle Alt, rédactrice en chef de Vogue Paris, est en effet vénérée (et copiée) pour sa dégaine facile, articulée autour de pantalons slims, petits pulls noirs, manteaux ceinturés enveloppants avec bottines noires à petits talons. Une neutralité parfaitement maîtrisée.
Les "all black" : deux styles, deux écoles, mais surtout, une allure signature : ces chevaliers noirs (Karl Lagerfeld et Peter Marino) de la mode sont les meilleurs ambassadeurs de leur empire. © DR
UNE ÉPURE SALUTAIRE
Ne croyez pas que cet excès de rigueur soit tout à fait anodin. A l'inverse des personnalités excentriques et décomplexées, le secteur compte également dans ses rangs de nombreux adeptes d’une silhouette neutre et rigoureuse, où le blanc et le noir semblent être les seules (non-)couleurs autorisées. "On retrouve effectivement cette tendance à adopter une tenue la plus neutre possible chez les créatifs.Ce n’est pas tant un rejet de la tendance mais plutôt l’idée que toute leur inventivité est ainsi exclusivement tournée vers leur travail. De plus, certains ne veulent pas polluer leur vision par un trop-plein de couleurs ou d’imprimés au quotidien. Ils ont besoin d’un environnement épuré pour créer", analyse Elisabeth Prat. Les designers les plus plébiscités du moment, qu’ils s’appellent Phoebe Philo ou Jonathan W. Anderson, répondent en effet à ce cahier des charges. A l’inverse de leurs collections élaborées et dans laquelle chaque détail a son importance, leurs looks à la ville, mix de jeans, T-shirt et baskets, ne disent pas grand-chose. Et si, sur le podium de Vetements, l’excentricité se loge dans les accidents – boutons mal placés, volumes hybrides –, le créateur Demna Gvasalia opte, lui, pour une allure "passe-partout" articulée autour de hoodies et de joggings informes. Une façon, sans doute, de prendre du recul face au foisonnement de tendances. Comme une armure protectrice pour mieux exprimer sa créativité sur les portants de ses collections. Un mode d’expression loin d’être isolé : "Riccardo Tisci aurait exigé que tous ses collaborateurs chez Givenchy, de la standardiste au premier d’atelier, soient exclusivement habillés de noir", pointe Clémence. Cela rappelle également les blouses blanches si reconnaissables des équipes de Martin Margiela. Faites donc un test lors des prochaines semaines de la mode : examinez bien les silhouettes que vous croiserez et demandez-vous ce que cela cache. Promis, tout sera très bien calculé.
Les "moins c'est mieux" : ils créent et lancent les tendances et en même temps, parviennent à nous convaincre avec classe que le noir, c'est le nouveau noir. (De gauche à droite : Demna Gvasalia, Suzy Menkes, Riccardo Tisci) © DR